Réflexions sur la défense européenne et/ou l' Europe de la défense.

            Critiqué aujourd'hui par les Européens, le nouveau Président des États-Unis fera-t-il l'objet d'éloges dans le futur, s'il advenait que sa brutale "invitation" faite aux Européens de devoir enfin prendre en main leur défense, aboutissait à des réalisations concrètes autres que celles déjà comptabilisées?

Constatons pour l'heure que nous n'en sommes pas là.

            Force est de reconnaître que l'échec de la Communauté européenne de défense (CED) signée le 27 mai 1952, mais non ratifiée par la France le 30 août 1954 a porté un mauvais coup à ce qui devait être un outil européen de défense supranational, mais placé il est vrai sous le contrôle de l'OTAN.

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            Pour autant les acquis au fil des décennies ne sont pas négligeables et il serait faux de croire que les Européens n'ont rien tenté pour donner corps concrètement à des outils de défense communs..

                        Citons à titre d'exemple,  pour les Marines, les "Combined Joint Expeditionary  Forces, CFJF", opérationnelles depuis 2016, le "Combined Joint Force Headquarters , CJFHQ", le programme "Système de lutte anti-mines futur, SLAM", dont le pilotage est confié à "l'organisme conjoint de coopération en matière d'armement, OCCAR"

                        Rappelons pour les armées de Terre l'existence de la Brigade franco-allemande, et celle du Corps européen ou celle du Corps germano-néerlandais,

                        Mentionnons pour les armées de l'Air  "l'European Air Transport Command , EATC", le "Groupe Aérien Européen, GAE),

                        Évoquons pour les Gendarmeries ou Corps équivalents, la Force de gendarmerie européenne, force d'intervention de crise,

                         N'oublions pas dans  le domaine des armements, "l'organisation for Joint Armament  Cooperation," Finabel,"

                        Indiquons enfin les initiatives prises au titre des accords de défense dans le cadre de la "Politique Commune de Sécurité et de Défense, PCSD", et/ou de la "Politique Étrangère et de Sécurité Commune, PESC":

                                    l'état-major de l'Union européenne, l'institut d'études et de sécurité de l'UE, le Groupement tactique de l'Union, l'Agence européenne de défense, etc...

            Ces Unités et États-Majors ont certes été testés, parfois engagés ponctuellement sur le terrain hors d'Europe, mais il demeure qu'il serait hasardeux et à tout le moins prématuré de parler de défense européenne ou d'Europe de la défense, tant persistent les réticences et principalement  les obstacles politico-diplomatiques propres à chaque pays membre de l'Union européenne.

             Les rencontres internationales institutionnelles, tant en bilatéral qu'en multilatéral, privilégient souvent les brillantes déclarations d'intention d'ordre militaire et de Défense, faute d'autres initiatives à prendre au titre d'autres départements ministériels. Les organismes de coopération et de concertation ne manquant pas au sein des Forces armées, les diplomates se donnent parfois bonne conscience en leur confiant études et expérimentations, relevant d'une Défense "commune" et plus généralement d'une "coopération bilatérale en matière de Défense". Ainsi évacuent-ils vers d'autres horizons les obstacles politiques, institutionnels, diplomatiques qui freinent les ambitions.

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            Les citoyens européens qui appellent de leurs vœux la création de "forces armées communes", en ayant souvent en tête la seule réduction des budgets de défense nationaux, occultent le fait que pour qu'il y ait outil de défense commun, il faut au préalable une politique de défense commune, au service d'une Diplomatie commune. On mesure en cela la diversité des obstacles auxquels se heurtent ceux qui ambitionnent de doter le continent européen d'une "armée européenne" et nous  n'en retiendrons ici que cinq, et non des moindres: l'OTAN, le Brexit, le nucléaire, la géopolitique, la donne sociétale.

L'OTAN, une réforme ignorée à l'heure de la chute du mur

            Les intérêts de puissance des États-Unis étant ce qu'ils sont, l'incapacité des Européens à s'entendre sur une défense européenne à l'heure de la fin de la guerre froide et le souhait des Européens de l'Est délivrés du joug communiste de s'adosser à une Défense crédible, expliquent qu'au lendemain de la chute du mur  l'OTAN est restée en l'état et que les membres de l'UE se sont accommodés d'une défense pilotée par Washington. Ceux des Européens qui entendaient créer un pilier européen de défense au sein de l'OTAN ont été accusés d'affaiblir l'Organisation, les autres, et non des moindres, se sont satisfaits de voir leur Défense assumée en grande partie par d'autres qu'eux. La crainte d'un retour à des têtes à têtes potentiellement "bellicistes"  entre européens a fait le reste. La tentation isolationniste de Donald Trump changera-t-elle durablement la donne? Il y a fort à croire qu'après avoir augmenté leur budget de défense, conformément aux vœux compréhensibles de Washington, les Européens constateront que si l'antagonisme russo-américain ne trouve pas de solution, les États-Unis ne feront pas l'impasse de leur présence militaire de ce côté-ci de l'Atlantique. Parions que "l'Europe continent" et ses marchés ne laisseront pas indifférents, demain, pas plus qu'hier, les capitaux américains, soucieux d'éviter l'émergence d' un "continent, Puissance concurrente".

Le BREXIT

            Les responsables politiques français et britanniques se sont empressés d'affirmer que le Brexit ne modifiera en rien les engagements de Londres en matière de Défense. Il y a donc fort à parier que les accords militaires passés entre la Grande-Bretagne et la France ne seront pas caducs demain. Ceci étant, la volonté de reprise en main de son destin, formulée par Londres, signifie aussi que la perspective d'une politique de défense et d'une diplomatie commune s'évanouit quelque peu. Les futurs organismes militaires multilatéraux au niveau européen seront donc condamnés à planifier leurs engagements avec un "joker", dont la participation aux opérations ne sera pas garantie. L'euphorie ambiante "post-brexit" en matière de défense commune est donc lourde de difficultés potentielles accrues en matière de défense.

Le Nucléaire

            Le nouveau Président de la République française a réaffirmé la pérennité de l'arsenal nucléaire de la France. Observons qu'avec Londres, Paris demeure le seul pays en Europe détenteur des armes nucléaires et des vecteurs aériens et maritimes adaptés à leur mise en œuvre. Or nombreux sont parmi les pays européens ceux qui affichent leur réticences à l'égard du nucléaire civil et à fortiori militaire. On peut donc affirmer que le fait de fonder la politique de défense sur le nucléaire constitue un obstacle majeur à la définition d'une politique de défense commune et à la détention d'outils de défense équilibrés entre partenaires. Peut-on imaginer que les membres de l'UE soient disposés à adopter une attitude semblable à celle dont ils ont fait preuve au sein de l'OTAN en acceptant d'être partie prenante ou non dans la planification nucléaire durant la guerre froide?  Peut-on imaginer que le surcoût lié à la détention par certains de l'arme nucléaire fasse l'objet de budgétisation spécifique au niveau européen? La liste des interrogations en la matière révèle d'emblée la nature des obstacles à l'édification d'une armée européenne, sauf à obtenir un statut européen des forces nucléaires détenues actuellement par Londres et Paris...une proposition mainte fois avortée dans le passé...faut-il le rappeler?

La Géopolitique

            L'ubiquité du terrorisme islamique illustre la nécessité pour les Européens de ne pas concevoir leur défense sur leur seul territoire national mais bien au contraire de planifier  leurs interventions hors de leurs frontières, comme le montre aujourd'hui le déploiement des forces dans le monde. Or les intérêts géopolitiques des membres de l'UE sont souvent divergents. L'exemple franco-allemand est significatif à cet égard. Oubliant qu'ils furent signataires et organisateurs  de la conférence de Berlin du 26 février 1885, destinée à régler entre Européens le partage des colonies, nos "cousins germains," faisant ainsi l'impasse sur leur passé colonial, ont souvent estimé que la France avait prioritairement vocation à engager ses forces en Afrique. Le temps n'est donc pas encore venu de parler de diplomatie européenne en Afrique et à fortiori de politique de défense européenne pour l' Afrique. Ce qui est patent pour le continent africain l'est tout autant  pour d'autres régions du monde. On serait ainsi tenté de dire que la France est la moins bien placée pour préconiser une européisation de sa défense, dans la mesure où ses intérêts de puissance vont bien au delà du seul continent européen, ce qui n'est pas nécessairement le cas de la Hongrie, de la Roumanie ou même de la Pologne par exemple.

La donne sociétale

            Rien n'interdit de penser que le terrorisme islamique en vienne à déstabiliser un État au point que ce dernier soit dans l'obligation de faire appel à ses voisins pour rétablir la sécurité de ses citoyens. Les armées européenne ayant fait majoritairement le choix de la professionnalisation de leurs forces armées , on peut estimer que la nouvelle cohérence statutaire faciliterait la création d'une armée commune susceptible de répondre à une sorte "d'article 5" européen. Pour autant bien d'autres données sociétales compliquent singulièrement la tache. Si les droits de représentation des personnels tendent à s'harmoniser entre les armées européennes, il n'en va pas de même des règlements de discipline générale, d'usage des armes, du temps de service, pour ne rien dire de la présence ou non de non-nationaux au sein des unités. Une armée européenne s'accommoderait-elle en outre de l'engagement en commun d'unités habituées à vivre le communautarisme, tandis que d'autres vivent à l'heure de l'intégration et tandis que d'autres encore prêtent peu attention à l'appartenance confessionnelle des soldats? Quid enfin du soutien de forces disparates, tant il faudra du temps et beaucoup d'optimisme pour obtenir une harmonisation des arsenaux...

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            "L'Europe! l'Europe !", disait le Général de Gaulle en levant les yeux au ciel !

 On est en droit en effet de se demander, si les arguments qui prônent aujourd'hui l'édification d'une armée européenne supranationale sont à la fois fondés et souhaitables. L'argument budgétaire, si souvent retenu, n'est pas irréfutable, quand on a l'expérience de programmes d'armement développés en commun et aux coûts dispendieux. En l'état actuel des intérêts spécifiques des membres de l'UE, de la divergence des expériences passées, des obstacles culturels et linguistiques, peut-on réellement s'attendre à ce qu'une armée européenne voit le jour à moyen terme? N'est-il pas préférable d'opter pour une coopération entre des armées nationales fortes et robustes, en acceptant au besoin certaines faiblesses capacitaires à négocier au niveau européen?

Le lecteur l'aura compris, des voix prêchent en Europe pour l'une et l'autre thèse. Puissent ces quelques réflexions susciter l'attention à porter à une problématique dont dépend la survie de notre civilisation.

Gal de Div (2S) D. Roudeillac